Quand le monde de la mode réhabilite la langue française
Quand le monde de la mode réhabilite la langue française
TENDANCE – Si Paris est la capitale mondiale de la création, la langue de Molière s’est fait damer le pion par l’anglais.
Petit lexique en VF réalisé avec Paul de Sinety, de la délégation générale à la langue
française, et François-Marie Grau, représentant des fédérations professionnelles de la mode.
Le Figaro- Par Matthieu Morge Zucconi-13/102020
Quand le monde de la mode réhabilite la langue française
TENDANCE – Si Paris est la capitale mondiale de la création, la langue de Molière s’est fait damer le pion par l’anglais.
Petit lexique en VF réalisé avec Paul de Sinety, de la délégation générale à la langue française, et François-Marie Grau, représentant des fédérations professionnelles de la mode.
Le Figaro- Par Matthieu Morge Zucconi-13/102020
En 1830, à la demande d’Émile de Girardin, Honoré de Balzac livre dans les colonnes de l’hebdomadaire La Mode, son essai Traité de la vie élégante. Curiosité: il y emploie à plusieurs reprises le terme fashionable pour désigner ce qui est à la mode. «L’introduction de l’anglais dans le français s’est produite en plusieurs étapes, nos deux langues ayant le même fond celtique. On date la première incursion à partir des invasions de Guillaume le Conquérant en 1066, explique le linguiste Jean Pruvost, auteur de La Story de la langue française (Éd. Tallandier).
D’autres auront lieu au XVIIe et XVIIIe siècles – les philosophes des Lumières sont particulièrement anglophiles. Mais dès le début du XIXe siècle, on remarque une anglomanie qui agace, avec l’apparition d’un mot comme ‘‘rail’’, anglicisme témoignant d’une révolution industrielle outre-Manche en avance, celle de la machine à vapeur en l’occurrence. L’Angleterre est alors à l’avant-garde, il est logique qu’on lui emprunte des mots. Un siècle plus tard, les deux guerres mondiales vont attirer l’attention vers un mode de vie américain, et de nombreux termes anglo-saxons, notamment du vêtement, s’imposent à leur tour dans notre langue. Pull-over arrive en 1925, socquette en 1930, sweat-shirt en 1936, jeans en 1949, tee-shirt en 1950…»
Au début de notre siècle, la globalisation et la montée d’internet accélèrent l’anglicisation du français tandis que le marketing tout-puissant et le boom des start-up sont à l’origine d’une novlangue qui mélange, sans trop de cohérence, anglais et français. Un phénomène saisissant dans la mode, où la clientèle, majoritairement étrangère, pousse les marques à s’exprimer, notamment sur les réseaux sociaux, dans la langue de Shakespeare.
Pour redonner au français son lustre d’antan, la Délégation générale à la langue française du ministère de la Culture, menée par Paul de Sinety, et les fédérations du prêt-à-porter féminin et de la haute couture représentées par François-Marie Grau, se sont donné la mission de mettre sur pied le lexique «La mode en français». Comment ça marche? Au départ, des groupes d’experts identifient les termes venus de l’étranger et suggèrent des traductions à la commission d’enrichissement de la langue française. Celle-ci veille à leur harmonisation, et assure la liaison avec l’Académie française (dont les sages valident les propositions) avant de procéder à la publication au Journal officiel des idiomes adoptés. Principalement visées, les expressions pas encore installées dans notre langue et n’ayant pas eu l’honneur d’entrer dans le dictionnaire. «Certains termes, comme it-bag, nous ont été refusés au titre qu’ils étaient entrés dans le vocabulaire courant», souligne François-Marie Grau. Plus de 70 vocables sont réunis dans une brochure consultable sur le site du ministère de la Culture, tout citoyen peut à son tour proposer des ajouts sur FranceTerme.culture.fr. Nous en avons sélectionné 13 qui illustrent les enjeux de cette initiative: préserver et enrichir la langue hexagonale afin de lui permettre de mettre des mots sur la modernité.
Lexique tiré de «La mode en français»
Casting = audition
Que vous souhaitiez intégrer un télécrochet, devenir comédien ou mannequin, il y a de fortes chances pour que vous ayez déjà entendu le mot casting. On le traduit en français par «audition», qui désigne d’abord l’action d’écouter. Ainsi, le terme est surtout populaire dans le monde de la musique. Dans la mode, une audition est l’occasion pour un mannequin de séduire une marque, avant une campagne ou un défilé.
Concept store = boutique concept
Si, curieusement, le terme a été inventé dans les années 1990 par un sociologue italien, Francesco Morace, le concept, justement, existe depuis plus d’un siècle. On peut ainsi citer l’exemple de Liberty sur Regent Street à Londres qui, dès 1875, réunit toutes sortes de vêtements et d’objets importés de l’Empire britannique et dont Oscar Wilde a fait la plus jolie définition : «Liberty is the chosen resort of the artistic shopper» (en français, «la boutique de prédilection des artistes»). Dans les années 1960, Mary Quant s’inscrit dans cette tradition avec son Bazaar sur King’s Road, où se côtoient les minijupes emblématiques du swinging London, de la papeterie et de la vaisselle. Dans les années 1980, à Paris, L’Éclaireur, avec sa sélection de créateurs belges et de photos d’art, puis la décennie suivante, le 10 Corso Como à Milan, réputé pour sa modeet son design, deviennent des destinations prisées. Mais c’est à partir de 1997 que le terme se popularise en France avec l’ouverture de Colette, rue Saint-Honoré à Paris, qui sera beaucoup copié, jamais égalé, dans son mélange des genres, luxe, baskets, librairie, gadgets, restauration, etc.
E-shop = site marchand
Certes, le terme n’est pas exclusif à la vente de vêtements. Mais, alors que le commerce en ligne capte désormais 19,5 % du budget consacré à l’habillementpar la génération des moins de 35 ans, e-shop et mode sont étroitement liés. Le confinement entre autres ayant fait du malaux magasins en ville, le phénomène des boutiques en ligne explose, y compris pour les tout jeunes acteurs du secteur. Alors queLa mode en Français ne propose pas de traduction officielle, nous suggérons «site marchand», plus court et efficace que «magasin en ligne».
Fast fashion = mode éclair
La fast fashion a mauvaise presse. On l’accuse de ne pas être assez respectueuse de l’environnement, d’être négligente vis-à-vis des conditions de travail de ses sous-traitants et de favoriser la surconsommation mondiale… Le terme, péjoratif, évoque ainsi un modèle économique fondé sur la mise en circulation de vêtements qui se portent pendant un court laps de temps avant de tomber en désuétude (et à la poubelle). Alors même que les enseignes concernées – sous la pression d’une jeune génération sensible aux questions de durabilité et d’éthique – font des efforts considérables pour proposer un prêt-à-porter accessible plus responsable, peuvent-elles se réinventer sous le francophone «mode éclair»?
Greenwashing = verdissement d’image
Depuis que le respect de l’environnement est devenu un argument de vente majeur, il ne vous aura pas échappé que des entreprises peu scrupuleuses peuvent s’attribuer, à tort, des valeurs écologiques. C’est en 1989 que le verbe to greenwash apparaît, avant d’être progressivement remplacé par le nomgreenwashing, notion qui se développe particulièrement dansla deuxième moitié des années 2000. Entre 2006 et 2009, l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (Arpp) notait déjà que le nombre de messages publicitairesà caractère environnemental avait quintuplé. Chaque année, elle s’assure que les marques ne jouent pas sur des slogans ou des images mensongers. En ce qui concerne la francisationdu terme, il est plus probable que ce procédé de marketing opportuniste tende à disparaître et que «verdissement d’image» s’impose dans nos chaumières.
Lookbook = catalogue de collection
Cette contraction de look et bookdésigne un catalogue, imprimé ou numérique, mettant en scèneune collection entière de vêtements et/ou d’accessoires à destination des professionnels de la mode – marques, journalistes, stylistes et commerciaux. Historiquement circonscrit aux showrooms (ou salles de collection), le lookbooks’est démocratisé, et il est désormais possible, pour le grand public, d’y accéder, notamment via des plateformes en ligne, comme Vogue Runway. Jouant sur cette notion, un réseau social américain, lookbook.nu, permet même, depuis 2008, aux membres (plus de 50 000) de poster leurs tenues en ligne. Il n’y a pas à dire, cataloguedecollection.com aurait sans doute été un nom moins accrocheur.
Made in = fabriqué en
Le «made in France» a le vent en poupe. En attestent nos compatriotes qui aspirent, depuis la crise, à consommer plus responsable et, donc, plus local. Ou encore le succès, en septembre dernier, du salon Made in France Première Vision, où les professionnels du secteur se sont retrouvés pour réfléchir à une relocalisation de leur production textile. Mais alors que la notion se popularise, ne serait-il pas temps d’utiliser la langue de Molière pour désigner les vêtements produits dans l’Hexagone? Du pull marin à l’espadrille, les emblèmes du style français sont plus que «made in France»: ils sont «fabriqués en France».
Showroom = salle d’exposition
Le showroom apparaît au XVIIe siècle pour désigner une pièce où sont exposés des meubles destinés à la vente. Aujourd’hui, il qualifie, dans la mode, le lieu où sont entreposées les collections destinées à être montrées à la presse et aux acheteurs des boutiques. Pour être honnête, la traduction littérale néglige quelque peu sa vocation commerciale.
Storytelling = mise en récit
Story (histoire) et telling (dire): derrière cette expression se cache tout simplement le fait de raconter des histoires. Apparue aux États-Unis, dans les années 1980, elle existe d’abord à des fins de communication politique. Mais dix ans plus tard, son concept est repris avec le succès qu’on connaît par les futurs grands groupes de luxe qui rachètent de vénérables maisons de couture. Désormais, toute marque se doit de mettre en récit son identité, son héritage culturel, ou encore la manière si particulière dont elle fabrique son produit. Bref, tout ce qui la rend unique dans le but de séduire une clientèle avide de belles histoires.
Streetwear = mode de la rue
La popularité du streetwear est plus grande que jamais. Apparue avec l’essor des groupes américains de hip-hop du début des années 1990, cette contraction de street («la rue») et de wear («ce que l’on porte») caractérise des vêtements amples et des baskets à l’origine dédiées au sport. Ces dernières années, le style et le terme se sont imposés dans nos vestiaires et notre langue alors que la jeunesse française s’inspire de plus en plus des stars du rap, de Drake à A$AP Rocky et Kanye West (devenu une référence avec sa marque Yeezy). Mais aussi des sous-cultures comme le skate, en témoigne le succès du label Supreme (dont la collaboration avec Louis Vuitton fait date). Bref, la notion est tellement marquée par la culture américaine et adoptée par une génération anglophone que sa VF aura du mal à s’imposer
Top-model = mannequin vedette
La seconde moitié des années 1980, celle des supermodels Christy Turlington, Naomi Campbell et Linda Evangelista, bientôt rejointes par Cindy Crawford, Claudia Schiffer et d’autres, est également celle d’une incursion massive de la langue anglaise dans notre langue. Rien d’étonnant, dès lors,à ce que l’on qualifie les gravures de mode qui font la une des magazines de top model. Ou mannequin vedette, en français. Tout simplement.
Upcycling = recyclage valorisant
Le «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme» de Lavoisier préfigure certainement la tendance actuelle à l’upcycling, cette manière de donner une seconde vie à un objet – textile ou non – en y ajoutant une plus-value. Si la pratique n’est pas nouvelle dans la création (Martin Margiela, entre autres, utilisait déjà, dès les années 1980, des matériaux mis au rebutpour concevoir ses collections), sa propagation est remarquable actuellement dans l’industrie de la mode, en pleine mutation environnementale. Depuis deux ans, une nouvelle génération de jeunes talents s’est fait remarquer en recyclant des tissus de stocks dormants. Désormais, le luxe comme les équipementiers s’y mettent. Ce qui était impensable hier est devenu le nouveau snobisme: faire défiler des silhouettes de saisons précédentes remaniées ou non, fabriquer des jeans à partir de denim récupéré, customiser des robes de friperies pour les griffer… En somme valoriser le recyclage.
Vintage = rétro
Qu’ont en commun un jean des années 1970, une veste chinée dans une friperie et un manteau âgé d’une vingtaine d’années? Ce sont toutes des pièces vintage. Ce terme anglais, particulièrement prisé de nos compatriotes qui se retrouvent sur Vestiaire Collective, Grailed ou encore Vinted, afin de dénicher des pièces de seconde main, a plusieurs origines. Il viendrait d’abord du latin vindemia, qui désigne la vendange. À ce titre, il désigne avant tout, dans la langue de Shakespeare, un vin millésimé. Autre origine possible: l’ancien français, vendage, qui désigne une vente. Si les possibilités de traduction du terme sont nombreuses, «rétro», déjà communément entré dans notre vocabulaire, est une option là encore venue du latin, qui signifie «en arrière».
LE FIGARO Comment est née cette démarche de «La mode en français»?
Paul DE SINETY.– Elle s’inscrit dans le cadre des travaux sur l’enrichissement de notre langue que nous coordonnons à la Délégation générale à la langue française et aux langues de France. Au ministère de la Culture, il nous semble essentiel d’inclure le vocabulaire de la mode dans nos réflexions. La France peut s’enorgueillir de deux sources de fierté culturelle: la mode et le français. S’associer aux fédérations du prêt-à-porter féminin et de la haute couture était une évidence pour exprimer, dans notre langue, les réalités de la mode contemporaine.
François-Marie GRAU.- Cet enjeu est déterminant dans notre secteur, où nous sommes soumis à une forte influence étrangère. Or il y a un risque de mécompréhension si l’on s’exprime dans une langue bancale.
Pour François-Marie Grau, de la Fédération française du prêt-à-porter féminin :
Quel est l’objectif ? Substituer, lorsque c’est possible, le français à l’anglais?
P.D.S.- Il ne s’agit pas d’interdire l’anglais. Nous souhaitons offrir à nos contemporains la possibilité de s’exprimer en français là où l’anglais s’est installé. Bien sûr que les langues n’ont cessé d’emprunter aux autres. Une langue pure n’existe pas. Le français s’appuie sur l’italien, l’anglais, l’arabe, le russe. Mais auparavant, avait cours un temps de macération du mot qui, progressivement, dans sa morphologie, s’intégrait dans la langue. Aujourd’hui, les anglicismes sont adoptés immédiatement. Je ne suis pas certain que nos concitoyens comprennent le sens de certains termes qui arrivent en anglais dans notre langue. Notre rôle est une mission de service public. C’est un droit, le droit au français. Il est inscrit dans la Constitution, à l’article 2: la langue de la République est le français. Elle fait la cohésion de notre pays. Si ce ciment du pacte républicain s’abîme, il y a un danger à ce que notre société s’effrite.
F.-M.G.-C’est de toute manière l’usage qui fait la langue. L’objectif n’est pas d’imposer quoi que ce soit, ou de mettre en place des diktats. Ce ne sont que des suggestions qui, si nos compatriotes les jugent mieux adaptées que le terme anglais, pourront entrer dans le langage courant.
Derrière cette démarche, n’y a-t-il pas un enjeu d’attractivité de la France?
P.D.S.-Paris est la capitale de la mode, mais notre langue n’est plus aussi utilisée que par le passé pour dire cette mode. Pourtant, c’est très chic de parler français. À l’étranger, en Chine par exemple, on apprend notre langue, car elle évoque l’art de vivre, l’élégance, alors que chez nous, on préfère l’anglais pour être à la mode. C’est contradictoire.
La part importante de stylistes non francophones installés à Paris et l’internationalisation des maisons de mode françaises jouent-elles un rôle?
F.-M.G.- C’est très possible, même si je pense que les créateurs travaillant ici apprennent tous le Français, puisqu’ils vivent en France. En revanche, la clientèle de la mode est principalement étrangère, de passage ou à l’export. L’international représente 50 % du marché de la filière. Naturellement, les communicants s’adressent en anglais au public. Ils ont sans doute tort, car notre langue a une capacité de séduction insoupçonnée.
P.D.S.-En ce qui concerne les clients, on est en mesure de faire cohabiter deux langues. Ce serait la voie intelligente, équilibrée et un signe d’ouverture au monde. On y gagnerait en attractivité: un certain nombre de termes français sont plus efficaces dans l’imaginaire d’interlocuteurs étrangers. Notre langue ne pourra pas se substituer à l’anglais, mais elle peut l’accompagner.