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Jean Pruvost : « La langue française ne se donne pas, elle se gagne »
Le FIGARO-INTERVIEW – Le professeur d’université émérite publie un livre passionnant sur l’histoire de la langue française.
Par Alice Develey Publié le 31 octobre 2020
« On emprunte à l’anglais et ce faisant on s’y soumet tout en critiquant hypocritement la mondialisation », indique Jean Pruvost. Pascal Hausherr/Pascal Hausherr
C’est une partie de ping-pong vieille de plusieurs centaines de siècles entre l’Angleterre et la France. Les deux pays n’ont de cesse de s’envoyer des mots, de les adopter et de les adapter en fonction de leurs discussions. Comment sont-ils passés dans la langue ? A-t-on affaire à une « invasion », comme on l’entend souvent dire ? Faut-il s’inquiéter de l’emprunt exclusif à la langue de Shakespeare ? Jean Pruvost, linguiste et professeur d’université émérite raconte cette formidable histoire d’emprunts dans La Story de la langue française (Tallandier). Il explique pourquoi c’est avoir « un comportement moral et démocratique », que celui d’user une langue simple, accessible à tous, dépourvue d’anglicismes inutiles.
LE FIGARO. Le titre de votre livre montre de fait les emprunts qui existent depuis plusieurs siècles entre la France et l’Angleterre. Le mot « story » vient de l’ancien français.
Jean PRUVOST. – Oui, on trouve le mot « estorie » en ancien français, et « storie » est un hapax que l’on repère au XIIe siècle. C’est donc un mot de chez nous, c’est pour cette raison que je voulais que le mot de départ soit orthographié « storie ». Cependant, « story » a été maintenu, mais en italique. Il s’agit d’un clin d’œil fait aux anglicismes qui nous envahissent sans qu’on y prenne garde.
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À sa lecture, on comprend que le fleuve du français prend ses sources dans diverses langues. Comme l’anglais. En quoi diffèrent-elles ?
Ce qu’on peut dire, c’est qu’il existe des langues au sein d’une grande famille de langues, indo-européenne en l’occurrence. Dans cette famille, il y a des sous-familles, dont la famille italique, dont nous faisons partie. Nous avons en effet été profondément marqués par le latin ce qui nous fait grandement différer de l’anglais. En vérité, nous cumulons les mêmes ingrédients que l’anglais mais les proportions du cocktail sont très différentes. Nous bénéficions tous deux : du celte, du latin, puis des langues germaniques, vient ensuite le norrois des Vikings, la langue arabe et l’italien. C’est en réalité dans la différence de proportions que se creuse la langue française. Si l’anglais et le français disposent du même socle celtique, quand les Romains ont conquis la Gaule, le latin a peu imprégné nos amis insulaires. Alors que nous sommes devenus Gallo-Romains, en adoptant massivement la langue des conquérants, notre langue devenant latine à 80%. Du côté Anglais, ni César, ni Claude et ni Hadrien ne réussirent à implanter le latin en Angleterre même s’il en reste quelques traces. Par exemple, toutes les villes anglaises qui se terminent par « caster » ou « chester », témoignent du latin « castra », le camp romain.
Le troisième constituant du cocktail correspond aux invasions germaniques, mais si les Germains ont certes été victorieux des Gallo-Romains, leur langue s’est fondue dans celle des conquis en nous laissant seulement un millier de mots environ. Et bien sûr les Francs nous donnèrent à terme le nom de notre pays :la France. Tout comme outre-Manche, les Germains, ou du moins les Angles comme ils les appelaient alors, ont donné le nom England, l’Angleterre. Il se trouve que l’influence germanique a été très forte dans la constitution de l’anglais, en développant entre autres le principe de construction des mots par composition, propre aux langues germaniques, associant aisément deux ou trois mots pour en constituer un seul. Ainsi peuvent naître « bathroom », « dining-room », tout en jouant de l’ellipse : le court « dining-table », pour le long « table de salle à manger » … Ainsi s’est créée la distinction entre l’anglais, langue germanique, plus « ramassée » et elliptique, pendant que le français est resté de nature latine, analytique. Ce mélange de gaulois, de beaucoup de latin et d’un peu de germanique aboutissait de fait à la langue française, née à l’IXe
« Selon le corpus que l’on choisit, on peut dire qu’il y a sur 60 000 mots anglais plus de 60 % de mots anglais, voire, sur 300 000 mots, 80%, qui trouvent leurs racines en français ou en latin »
Est-ce la langue, l’anglais, avec laquelle nous avons le plus de traits communs ?
C’est en vérité avec l’italien que nous avons le plus de traits communs, mais à partir 1066, le français et l’anglais vont devenir aussi très proches. En effet, après le celte, le latin, la langue germanique, il y eut les fameux Vikings et notamment le fait que l’un de leurs descendants, Duc de Normandie, Guillaume le bâtard, devint roi d’Angleterre après la bataille d’Hastings en 1066, d’où Guillaume le Conquérant. La langue anglaise fut alors envahie de mots anglo-normands. Et pendant trois siècles, ce lexique d’origine française va colorer la langue anglaise au point que selon le corpus que l’on choisit, on peut dire qu’il y a sur 60 000 mots anglais plus de 60 % de mots anglais, voire, sur 300 000 mots, 80%, qui trouvent leurs racines en français ou en latin selon une thèse récente soutenue à la Sorbonne. On a pu dire d’ailleurs que l’anglais représentait le frigidaire » de l’ancien français, en conservant aussi bien des mots français oubliés. « Very », par exemple, n’est autre que la déformation de « vrai », vrai, vraiment.
Le phénomène d’échange linguistique entre la France et l’Angleterre n’est donc pas récent. Au XVIIIe siècle, la tendance s’inverse toutefois. Pourquoi ?
Jusqu’au XVIIe siècle, il y a une prééminence du français, considéré, en Europe, comme la langue de la culture. Elle bénéficie alors d’une aura extraordinaire, qu’elle garde au siècle suivant, mais au XVIIIe siècle, les échanges se font par les philosophes entre l’Angleterre et la France. Qu’ils s’agissent de Voltaire, Diderot, Montesquieu ou de Rousseau, tous parlent anglais et ont eu un contact avec l’Angleterre. Ils sont en effet admiratifs de la monarchie parlementaire anglaise, et ils véhiculent entre autres des mots anglais comme « clubs », « budget » (en fait d’origine gauloise), « meeting », par exemple. L’Angleterre commence également à s’imposer économiquement et avec les Révolutions industrielles au XIXe siècle, de nombreux mots débarqueront alors en France.
Comment réagit l’Académie française, qui a alors un siècle ?
Relevons d’abord qu’au début du XVIIe siècle, en Italie, en France et en Angleterre, les lettrés ont souhaité raffiner la langue, parfois jusqu’au ridicule. Ce fut l’euphuisme en Angleterre, la préciosité en France et le marinisme en Italie. De cette finesse et de la raison cartésienne naquit la langue classique, en somme la langue de l’État. En créant en 1635 sous Louis XIII l’Académie française, Richelieu souhaitait offrir à la France mais plus largement à l’Europe une langue française se substituant au latin international, ce qu’en somme les dictionnaires de Richelet en 1680, de Furetière en 1690, et surtout de l’Académie française, en 1694 représentèrent, à l’aube donc du XVIIIe siècle. On a tendance à l’oublier, mais à l’échelle de l’Europe ce fut réussi, le français devenait la langue de culture mais aussi du droit. On ne se posait pas alors le problème des emprunts du français à l’anglais. L’Académie avait fait un excellent travail, son dictionnaire était présent dans toute l’Europe.
Quand un pays brille d’une sorte d’aura culturelle et économique, c’est souvent valorisant de l’évoquer. C’est pourquoi des écrivains comme Chateaubriand ou d’Aurevilly utilisèrent des anglicismes
Dans le dictionnaire de 1798, une soixantaine de mots anglais font leur apparition : jury, vote, franc-maçon, paquebot, bifteck… Les mots d’emploi littéraires deviennent courants. Comment sont-ils accueillis au fil des décennies ?
Au XVIIIe siècle, cela fait partie des échanges normaux entre des pays voisins et de haute culture. Du côté anglais, il y a aussi nombre de mots français, notamment dans la cuisine. Cependant au XIXe siècle, notamment vers 1880, il y a déjà des expressions anglaises qui agacent. C’est le cas du « bal » qui se dit « raout » par snobisme, de « fashionable » ou encore du fait de « porter un toast » – même si l’origine en est française. Cette anglomanie se déclare au XIXe siècle, et c’est d’ailleurs à cette période que le mot intègre les dictionnaires.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les oppositions sont plus nombreuses. Guillaume Viennet, par exemple, s’offusque « des mots à déchirer le fer », tels que le railway, le tender, le ballast, Mais, les critiques restent mesurées. Il faut se rappeler qu’on ne s’était pas vraiment plaint de la marée des mots italiens du XVIe siècle, alors même qu’ils sont très nombreux en français ! Quand un pays brille d’une sorte d’aura culturelle et économique, c’est souvent valorisant de l’évoquer. C’est pourquoi des écrivains comme Chateaubriand, qui fut émigré en Angleterre, ou Barbey d’Aurevilly utilisèrent des anglicismes. De la même façon que des auteurs employèrent des mots arabes en pleine vogue orientaliste.
Avec l’avènement du romantisme et du réalisme, on ouvre le lexique. Les hommes et femmes de lettres n’hésitent pas à colorer leurs récits de quelques xénismes parce qu’ils ne déforment pas la langue. On les repère au reste comme des mots anglais. Il n’y a donc pas encore ce pédantisme que l’on connaît aujourd’hui consistant à intégrer des formules anglaises en laissant croire que tout le monde les connaît, comme un «one to one » dans l’ « open space », parfaitement ridicule. Par ailleurs, au XIXe siècle, le sport, très développé en Angleterre, s’exporte en France avec ses mots : la « boxe », le « turf », le « jockey », le « football », le « goal », le « match » … On a au passage oublié que le « sport » n’est que notre ancien français le « desport », synonyme de loisir. Rappelons cependant qu’on évoque ici la langue des villes, des journaux, celle qu’on enseigne, qui représente le code national, et non les patois et dialectes toujours de mise sur une grande partie de la France. Les Français sont de fait alors souvent bilingues : ils parlent d’un côté le dialecte de leur région et de l’autre la langue d’État, mais bien sûr pas l’anglais.
Il y a toujours eu une partie de la population snob, prétentieuse, qui a cru que s’exprimer dans la langue du dominant lui permettait de faire partie des dominants
Quand a commencé le virage vers l’anglicisation de la langue ?
Avec le traité de Versailles de 1919, rédigé en anglais et en français, on a tout d’abord perdu la primauté du français en tant que langue diplomatique. Clemenceau, dit le Tigre, parlait parfaitement l’anglais, son épouse était américaine, et le tigre s’est fait « tiger ». Cela étant, c’est avec la Première guerre et surtout la Seconde, que les Américains exportèrent leur langue et notamment par le biais de l’american way of life. Ce nouveau style de vie qui séduisit les Français apporta ses mots. C’est pour cela que l’on a joué au « flipper » tout en écoutant au « juke-box » un « rock’n’roll » ou un « blues » … Il ne viendrait plus à l’esprit de personne de traduire ces derniers mots désormais ancrés dans la langue. Ces termes, en réalité, ne sont pas trop gênants parce qu’ils apportent de nouvelles réalités. Ainsi, Etiemble s’insurgeait-il davantage sur le « full-time » et le «part time », qui il faut le reconnaître, ont disparu de l’usage.
Pourquoi utilise-t-on des mots anglais si le français se suffit ?
Il y a toujours eu une partie de la population snob, prétentieuse, qui a cru que s’exprimer dans la langue du dominant lui permettait de faire partie des dominants. Je le perçois non pas comme une forme de lâcheté, mais de soumission. D’un côté ces personnes détestent et critiquent la société de communication, de l’autre, les mêmes l’alimentent avec le vocabulaire anglo-américain, Or les anglophones trouvent notre globish totalement ridicule, ils préféreraient un bon anglais. « Plus d’une langue » dit à juste titre Barbara Cassin.
Cette attitude de soumission est souvent au reste celle des apprentis sorciers. Je m’explique, quand j’ai commencé à faire de la linguistique, je découvrais des mots compliqués. Certains de ces mots techniques étaient utiles dans ma spécialité, mais pas en dehors. Parfois, en jeune loup, on a un plaisir naïf à les employer à tout propos, ensuite on a honte d’avoir fait l’intéressant. C’est la même chose avec les anglicismes. On découvre tel ou tel anglicisme et on fait preuve d’une autosatisfaction vaniteuse vis-à-vis de ceux qui ne maîtrisent pas encore ledit mot.
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Pourquoi avons-nous tant de mal avec l’anglais alors même que nous noyons nos phrases d’anglicismes ?
Il ne faut pas oublier que les Anglais sont pour ainsi dire totalement monolingues. Ne battons donc pas notre coulpe ! Nous sommes en réalité meilleurs en anglais qu’ils ne le sont en français. Cependant, nous avons des difficultés avec l’anglais depuis que nous avons perdu les caractéristiques phonétiques que nous avions au Moyen Âge. Je pense notamment à la diphtongaison. Notre prononciation a totalement changé et donc, la diphtongaison a disparu avec le français normé. On disait «to-ïle » et « fle-ür » qu’on retrouve en définitive dans « towel » et « flower ». Avec cette disparition de la diphtongaison, nous avons désormais du mal à percevoir la prononciation diphtonguée de l’anglais, tout comme l’accent tonique nous perturbe. Ce n’est donc pas tant sa grammaire que son accent qui nous fait défaut.
Notre deuxième problème avec l’anglais, c’est que la syntaxe diffère ainsi que la nature philosophique de certains mots. Le français propose des mots précis quand l’anglais est orienté vers le générique. Quand on parle de « management », on est embêté : s’agit-il de la gestion ou de la gérance ? On perd souvent en précision en choisissant l’anglais.
Plus on a conscience de l’histoire de notre langue, plus on a à cœur de l’honorer
Dans votre livre, vous parlez du « sentiment linguistique », qui est toujours plus important que le « froid décompte des origines des mots ». Y a-t-il une véritable invasion ou est-ce un sentiment ?
Dans certains milieux professionnels, et notamment celui de la publicité et de l’économie, on constate une réelle invasion, au point d’en être ridicule. Nous faire part d’un « think-tank » à propos du « sommer body » est totalement risible et pédant. Je suis convaincu que ceux qui sont dans ce ridicule, ne continueront pas longtemps à l’être. Comme il y a eu un excès de la préciosité, l’excès des anglicismes devrait finir par tomber. Bien des humoristes au demeurant se moquent avec talent de ce snobisme : le rire est un excellent désinfectant.
Enfin, on n’est pas assez attentifs à tous les excellents conseils, bienveillants, qui sont donnés sur internet par des institutions comme la DGLFLF, l’Académie française et son dictionnaire gratuit sur Internet, ou dans la presse, avec votre rubrique par exemple. Ou encore l’Association Défense de la langue française présidée par Xavier Darcos. Une fois qu’on sait que l’on dispose de plusieurs mots pour mieux le dire en « français », on abandonne facilement l’anglais de vaniteuse pacotille. Il faut en fait développer un réflexe de modestie. La langue française ne se donne pas, elle se gagne. En prenant de l’âge, les jeunes gens qui s’expriment en jargonnant au départ, vont découvrir que la langue française est plus riche et gagnante auprès de tous. L’élégance se travaille, l’anglicisme relève souvent d’un snobisme pour ainsi dire vulgaire masquant inconsciemment une paresse de la pensée et de la recherche du bon mot. Les amis de mon quartier avec qui je prends un café au comptoir, mes grands-parents qui n’ont pas fait d’anglais, se sentent méprisés quand on leur parle du « farmcoaching » pour améliorer ses « softskills » … Ça leur donne mal à la « head » !
Le phénomène d’emprunt à l’anglais est exclusif, est-ce là le vrai problème ?
Oui, c’est très juste. On emprunte à l’anglais et ce faisant on s’y soumet tout en critiquant hypocritement la mondialisation. Certes l’anglais est plus court mais je ne vois pas en quoi « réserver la date » serait moins bien que « save the date » ! Par ailleurs, les calques anglais (« être juste sympa », « initier une enquête ») sont aussi dommageables au français ; s’ils perdurent, ils déforment nos constructions grammaticales. À mon sens donc, il importe de bien apprendre le français d’une part, et l’anglais d’autre part, en prenant bien conscience qu’on a affaire à deux systèmes distincts. Il y a de fait un réel effort d’enseignement à mettre en œuvre pour une meilleure maîtrise de notre lexique, et vous savez combien je défends l’idée que connaître l’histoire de sa langue est essentiel pour la vivre pleinement. Plus on a conscience de l’histoire de notre langue, plus on a à cœur de l’honorer.
Il n’est donc pas trop tard pour bien parler français.
Non. Il est certes trop tard pour des mots comme « football », « rugby », etc., qui par ailleurs, ne gagneraient plus maintenant à être changés. Mais pour ce qui est des formules et locutions qui ne sont pas claires ou ridicules, le « up to date » par exemple, il n’est pas trop tard ! Il faut être fier de parler français. Les anglicismes nuisent aux personnes qui les utilisent car, ils ne le savent pas, mais ils sont d’emblée perçus comme ridicules par beaucoup, sans qu’on leur dise. Frédéric Vitoux évoquait si justement dans un entretien avec vous le fait que les Français se sentaient blessés quand on leur assénait des formules anglaises parfois incompréhensibles. Eh bien ne blesser personne c’est un comportement moral et démocratique, en usant en l’occurrence d’une langue simple, accessible à tous. Qui plus est, pour les spécialistes soucieux de « vendre » quelque chose, je suis profondément convaincu qu’en usant d’une langue débarrassée de ces incongruités pédantes ils seront mieux compris ! Parler harmonieusement notre langue, c’est gagnant !
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